DES ÉTRANGERS À CARVAHALL
À l’heure du petit déjeuner, il faisait froid, mais le thé était chaud. La glace qui s’était formée sur les vitres avait fondu lorsqu’on avait ranimé le feu, à l’aube, tachant le plancher de flaques sombres.
Eragon regardait Garrow et Roran près de l’âtre de la cuisine. C’était sans doute la dernière fois qu’il les voyait ensemble avant de longs mois.
Roran était assis sur une chaise, en train de lacer ses bottes. Il avait posé son gros sac plein à craquer à ses pieds. Garrow, debout devant lui, avait mis les mains dans ses poches. Sa chemise pendouillait, froissée ; son visage était blême.
— Vous faites un bout de chemin avec moi ? proposa Roran.
Eragon accepta d’aller avec lui jusqu’à Carvahall ; pas Garrow. Roran insista, mais le vieil homme refusa.
— C’est mieux ainsi, affirma-t-il. As-tu tout ce qu’il te faut ?
— Oui.
Garrow hocha la tête et tira une petite bourse de sa poche. Le tintement des pièces de monnaie se fit entendre quand il tendit l’objet à Roran :
— J’ai économisé ça pour toi. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est assez pour que tu t’achètes une babiole.
— Merci ! Mais je n’ai pas l’intention de dépenser mon argent en broutilles.
— Fais-en ce que tu souhaites, dit Garrow. Je n’ai rien d’autre à t’offrir, hormis la bénédiction d’un père. Prends-la si cela te plaît… si peu qu’elle vaille !
— Je suis honoré de la recevoir, souffla le jeune homme d’une voix que l’émotion rendait presque inaudible.
— Alors va, et que la paix de cette maison t’accompagne.
Garrow embrassa Roran sur le front, puis, d’un ton plus ferme, il s’adressa au cadet :
— Et toi, Eragon, ne crois pas que je t’aie oublié. J’ai à vous dire des choses qui vous concernent tous les deux. Il est temps que vous les entendiez, puisque Roran part et que, toi, tu ne tarderas guère à entrer dans le monde. Gravez ces phrases dans votre mémoire, afin de vous en souvenir.
Il enveloppa les deux jeunes gens de son regard solennel puis il continua :
— Ne vous soumettez à personne, ni de corps, ni de cœur. Sachez garder votre esprit libre de toute entrave. Combien se croient libres, qui ne sont que prisonniers sans menottes ! Prêtez votre oreille à chacun, mais réservez votre cœur aux hommes qui le méritent. Respectez ceux qui vous gouvernent, mais ne leur obéissez pas aveuglément. Utilisez votre logique et votre sens critique pour comprendre ce qui vous arrive, mais ne passez pas votre temps à émettre des jugements. Ne pensez pas que quelqu’un vous est supérieur parce qu’il est plus haut placé ou plus fortuné que vous. Soyez équitables envers tous afin que personne ne cherche à se venger de vous. Soyez prudents avec l’argent. Croyez ferme en ce que vous professez, afin que les autres vous écoutent. Enfin, en amour…
Le débit de Garrow devint plus lent :
— Mon seul conseil est d’être honnête. Je ne connais pas de moyen plus efficace pour gagner durablement un cœur ou pouvoir prétendre au pardon. Je n’ai rien à ajouter.
Il se tut, comme gêné d’avoir parlé ainsi.
Il saisit le gros sac de Roran :
— Il est temps que tu t’en ailles. Le jour est levé ; Dempton doit t’attendre.
Roran mit son sac au dos.
— Je reviendrai dès que possible ! promit-il.
— J’espère bien ! répondit Garrow. Et maintenant, file et ne t’inquiète pas pour nous.
Ils eurent du mal à se séparer.
Une fois dehors, Roran se retourna et adressa un grand geste d’au revoir à Garrow, resté sur le seuil. Son père leva une main osseuse. La mine grave, il regarda les deux silhouettes s’éloigner sur le chemin.
Bien après, la porte de la maison claqua. Roran s’arrêta. Eragon jeta un coup d’œil derrière lui. Le paysage, les bâtiments noyés dans la neige vierge… Comme tout cela paraissait frêle et minuscule ! Le feston délicat de la fumée qui s’échappait du toit était le seul signe de vie alentour.
— Voilà notre univers, commenta Roran, le ton sombre.
— Il en vaut un autre, rétorqua Eragon en frissonnant, agacé.
Roran acquiesça, carra les épaules et s’élança vers son avenir. À mi-pente, sur la colline, il se retourna une dernière fois ; mais la maison de Garrow avait déjà disparu.
Il était encore tôt lorsque Roran et Eragon atteignirent Carvahall ; cependant, les portes de la forge étaient déjà ouvertes. Devant le bâtiment étaient posés une énorme enclume noire et un tonneau en fer rempli de saumure. À l’intérieur, il faisait chaud – agréablement chaud. Baldor actionnait lentement deux gros soufflets placés près d’un four en pierre, plein de charbons incandescents qui projetaient des étincelles. Fixées à hauteur d’œil, des étagères couraient le long des murs. Dessus, des rangées d’objets divers et variés : de gigantesques pinces à charbon, des tenailles, des marteaux de toutes les tailles imaginables, des cisailles, des biseaux, des grattoirs, des perce-meule, des burins, des gouges, des poinçonneuses, des emporte-pièce, des tiers-points, des limes, des râpes, des tours, des barres de fer et d’acier brut attendant d’être façonnées, des étaux, des pioches, des pics et des pelles.
Horst et Dempton étaient debout de part et d’autre d’une grande table. En apercevant les deux jeunes gens, Dempton sourit sous sa moustache d’un rouge flamboyant.
— Roran ! cria-t-il. Tu es venu ! Je suis content… Avec mes nouvelles meules, ce n’est pas le travail qui va manquer. Es-tu prêt à m’accompagner ?
— Oui, dit le futur meunier en montrant son sac à dos Quand part-on ?
— J’ai encore quelques petites affaires à régler, mais, dans une heure, nous ne serons plus là. Et voici Eragon, j’imagine ? Je t’aurais bien proposé du travail ; cette année, Ce sera Roran. Dans un an ou deux, peut-être prendras-tu sa place ?
— Peut-être, marmonna Eragon.
Il serra la main du solide moustachu avec un sourire forcé. L’homme était sympathique. En d’autres circonstances, Eragon l’aurait sans doute apprécié ; cependant, pour l’heure, il aurait préféré que le meunier ne fût jamais venu à Carvahall. Dempton lui broya la main et souffla comme un bœuf :
— Bien, très bien…
Il reporta son attention sur Roran et entreprit de lui expliquer le principe de fonctionnement d’un moulin.
— C’est prêt, l’interrompit Horst, qui désigna plusieurs paquets sur la table. Vous pouvez les emporter quand bon vous semblera.
Les deux hommes se saluèrent, puis le forgeron quitta l’atelier. Sur un signe de Horst, Eragon le suivit, intrigué. Il le rejoignit dans la rue. Désignant le meunier du pouce, il demanda :
— Que pensez-vous de lui ?
— Dempton est un brave type. Roran et lui vont s’entendre comme larrons en foire.
Il secoua machinalement son tablier de protection, d’où tombèrent de petits éclats métalliques. Puis il posa sa main massive sur l’épaule d’Eragon :
— Dis-moi, mon gars, tu te souviens de ton altercation avec Sloan ?
— Si vous voulez parler de ma dette, répondit le garçon sur la défensive, je ne l’ai pas oubliée.
— Non, non, je te fais confiance. Je me demandais juste : tu as encore ta fameuse pierre bleue ?
Eragon se raidit. Pourquoi cette question ? Quelqu’un avait-il vu Saphira et fait le rapprochement ? S’efforçant de ne pas paniquer, il dit :
— Oui, je l’ai encore. Pourquoi ?
— Quand tu rentreras chez toi, débarrasse-t’en.
Eragon fronça les sourcils, surpris.
— Deux hommes sont arrivés à Carvahall hier, raconta Horst. Des gens bizarres. Ils sont habillés de noir et portent une épée au côté. Rien que de les voir, j’en ai eu la chair de poule. Dans la soirée, ils ont interrogé les gens. Ils cherchent à savoir si quelqu’un a vu une pierre comme celle que tu m’as apportée. Ils poursuivent leurs interrogatoires aujourd’hui.
Eragon blêmit. Le forgeron continua :
— Aucun gars du coin avec deux sous de jugeote ne leur dira quoi que ce soit. À Carvahall, on flaire les ennuis à quatre lieues à la ronde. N’empêche, je connais certains villageois qui sont prêts à parler – et qui seront même ravis de le faire…
Eragon passait de la stupeur à la frayeur. La personne qui avait projeté la pierre dans les airs, avant qu’il ne la récupérât, avait-elle fini par la localiser ? L’Empire avait-il entendu parler de Saphira ? Le garçon ignorait laquelle de ces deux solutions était la pire. « Réfléchis ! s’ordonna-t-il. Cogite ! L’œuf a éclos. Impossible de restituer la “pierre”. Si les inconnus connaissent la nature de ce qu’ils cherchent, ils ne tarderont pas à se lancer sur les traces de Saphira ! » Eragon s’efforça néanmoins de prendre un air détaché.
— Merci de la nouvelle, fit-il d’une voix qui, à sa grande fierté, ne tremblait guère. Vous savez où ils sont ?
— Je ne t’ai pas donné cette information pour que tu rencontres ces hommes, rétorqua Horst. Va-t’en. Quitta Carvahall. Rentre chez toi.
Eragon acquiesça afin d’apaiser le forgeron :
— Entendu, entendu… Si vous pensez que c’est ce que je dois faire…
— Je le pense.
Le visage de Horst se décrispa quelque peu :
— Peut-être que je me trompe, mais ces étrangers ne me disent rien qui vaille. Il vaudrait mieux que tu restes chez toi le temps qu’ils disparaissent.
Eragon lui adressa un regard reconnaissant. Comme il aurait aimé lui parler de Saphira…
— Je pars à l’instant, promit-il en se dépêchant d’aller dire au revoir à Roran.
— Tu ne restes pas ? demanda son cousin, étonné, quand il lui eut tapoté l’épaule.
Eragon faillit éclater de rire. Pour une raison qui lui échappait, il trouvait cette question drôle.
— Je n’ai plus rien à faire dans le coin.
— Alors, à dans quelques mois !
— Travaille bien, dit Eragon. Prends soin de toi, et reviens vite.
Il donna l’accolade à son presque-frère et s’en alla.
Horst était toujours là. Eragon devina que les yeux du forgeron le suivaient tandis qu’il s’avançait vers les portes de Carvahall. Lorsqu’il fut hors de vue, il tourna au coin d’une rue et revint au centre du village.
Tout en avançant dans l’ombre des maisons, Eragon scrutait chaque venelle, attentif au moindre bruit. Il pensa à sa chambre, où il avait pendu son arc. Si seulement il l’avait pris avec lui !
Il progressa dans Carvahall, tâchant d’éviter les habitants. Soudain, il perçut une voix sifflante qui parvenait d’une habitation. Bien que son ouïe fût des plus fine, il devait tendre l’oreille pour distinguer ce qui se disait.
— Quand cet événement s’est-il produit ? susurra la voix.
La voix trop lisse sinuait dans l’air, glissait comme de l’huile sur du verre ; en même temps, le son crissait, hérissant les poils de ceux qui l’entendaient.
— Il y a trois mois environ, répondit quelqu’un.
Eragon identifia l’homme qui parlait : c’était Sloan.
« Par le sang de l’Ombre ! Ce chacal est en train de rapporter ! » Il se promit de régler son compte au boucher la prochaine fois qu’il le rencontrerait.
Une troisième voix s’éleva. Elle était profonde, caverneuse. Elle évoquait des images dans la tête d’Eragon : de la moisissure, des lambeaux en décomposition, et d’autres, pires encore, sur lesquelles il préférait ne pas mettre de mots.
— Es-tu sûr de ce que tu affirmes ? insista cette voix. Si nous devions nous apercevoir que tu t’es trompé, ce serait regrettable. Très regrettable.
Eragon n’imaginait que trop bien ce que les inconnus pourraient faire, et qui ils pouvaient être pour oser menacer quelqu’un de la sorte : c’étaient des agents de l’Empire. Sans aucun doute, ou presque. Une chose était sûre : celui qui voulait récupérer l’œuf avait les moyens de recourir à la force absolue en toute impunité.
— Oui, je suis formel, reprit ce cafard de Sloan. Il l’avait. Je ne mens pas. Je ne suis pas le seul à être au courant. Des tas de gens savent. Allez leur poser la question.
Sloan paraissait tendu. Il ajouta quelque chose qu’Eragon ne saisit pas.
— Les villageois ont été relativement peu coopératifs jusqu’à présent, reconnut la voix sifflante avec un brin de moquerie.
Il y eut un silence, puis la voix caverneuse gronda :
— Tes informations nous sont d’un grand secours. Nous ne t’oublierons pas.
Eragon le croyait sur parole.
Il entendit Sloan marmonner quelque chose, puis un bruit de pas précipités. Il se réfugia dans un recoin pour observer ceux qui allaient passer. Deux hommes de haute taille sortirent dans la rue. Ils étaient vêtus de longs pardessus noirs, serrés à la taille par un ceinturon auquel pendait une épée. Sur leur poitrine, des fils d’argent entrelacés dessinaient des insignes cabalistiques. Des capuches masquaient leurs traits. Leurs mains étaient recouvertes de gants de cuir. Leurs dos étaient étrangement saillants, comme s’ils avaient été rembourrés par une protection spéciale.
Eragon se pencha pour mieux voir. L’un des visiteurs se raidit et fit un signe à son compagnon. Les deux hommes jetèrent un regard autour d’eux et s’accroupirent. Eragon retint son souffle, saisi d’effroi. Les yeux fixés sur les visages cachés, il avait l’impression qu’une puissance invisible l’empêchait de bouger. Il tenta de lutter contre cette sensation. « Bouge ! » s’ordonna-t-il. Ses jambes vibrèrent, oscillèrent, mais refusèrent d’exécuter l’ordre qu’il leur adressait.
Les étrangers s’avancèrent vers lui d’une démarche souple et silencieuse. Eragon avait conscience qu’ils pouvaient voir son visage. Ils étaient presque à son niveau, prêts à dégainer leur épée, quand soudain…
— Eragon !
Il sursauta en entendant son nom. Les étrangers s’arrêtèrent et sifflèrent. Brom arrivait en courant, tête nue et bâton à la main, sans remarquer les étrangers. Eragon voulut l’avertir du danger. En vain : sa langue et ses bras ne lui obéirent pas.
— Eragon ! cria de nouveau Brom quand il l’aperçut.
Les étrangers fixèrent une dernière fois le garçon, puis disparurent entre les maisons.
Eragon s’effondra sur le soi. Il tremblait. De la sueur trempait son front, ses paumes étaient moites et collantes. Le conteur l’aida d’un bras puissant à se remettre d’aplomb.
— Tu es malade ? demanda-t-il.
Eragon déglutit et secoua la tête sans réussir à prononcer un mot. Ses yeux papillotaient, cherchant alentour la preuve qu’un événement inhabituel s’était produit.
— J’ai juste eu un vertige…, murmura-t-il. C’est passé. C’était très bizarre. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé.
— Tu vas récupérer, affirma Brom. Mais tu devrais rentrer chez toi.
« Oui ! pensa le garçon. Je dois rentrer chez moi avant qu’ils n’y arrivent. »
— Vous avez raison. Peut-être que je couve quelque chose…
— Alors, ta place est chez Garrow. Ce n’est pas la porte à côté, mais une bonne trotte te fera du bien. Viens, je t’accompagne jusqu’à la sortie du village.
Eragon se laissa entraîner par Brom, qui marchait à un rythme soutenu. Le bâton du vieil homme s’enfonçait dans la neige à chaque pas.
— Pourquoi me cherchiez-vous ?
Brom haussa les épaules :
— Simple curiosité. J’ai appris que tu étais à Carvahall, et je me demandais si tu t’étais rappelé le nom du marchand.
« Le marchand ? Quel marchand ? » Eragon mit un moment à comprendre ce dont parlait le conteur.
— Tu sais, insista Brom, celui qui avait prétendu s’y connaître en dragons…
— Non, répondit le garçon. Non, je suis désolé, son nom ne m’est pas revenu.
Brom soupira, l’air à la fois grognon et entendu, comme si ce qu’il avait soupçonné s’était trouvé confirmé. Il frotta son nez aquilin et lança :
— Bien, alors… Si jamais tu t’en souvenais, viens m’en parler. Je suis très, très intéressé par ce marchand.
Eragon opina d’un air distrait. Ils marchèrent en silence jusqu’aux portes de Carvahall. Là, ils se séparèrent.
— Rentre vite, dit Brom. Je crois que ce serait une mauvaise idée de traîner en chemin.
Il tendit une main noueuse au garçon, qui la serra. Mais, en relâchant son étreinte, le conteur fit tomber le gant d’Eragon. Le vieil homme se pencha pour le ramasser.
— Excuse-moi, je suis si maladroit…, grommela-t-il.
Il rendit le gant à son propriétaire. Ses doigts vifs s’enroulèrent autour du poignet d’Eragon. La paume apparut, révélant l’ovale argenté. Les yeux de Brom étincelèrent ; cependant, il ne retint pas la main du garçon lorsque celui-ci la retira brusquement pour enfiler son gant.
— Au revoir, grommela Eragon, troublé, en s’éloignant à grandes enjambées.
Pour sa part, Brom rentra chez lui en sifflotant un air joyeux.